André Salmon (1881-1969)
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Biobibliographie d'André Salmon, par Jacqueline Gojard
1881-1896 Enfance: Le 4 octobre, André Salmon naît à Paris dans le XIe arrondissement, quatrième enfant d'Émile-Frédéric Salmon, sculpteur aquafortiste et de Sophie-Julie Cattiaux, fille d'un membre fondateur du parti radical-socialiste.
Ma petite patrie est au boulevard Voltaire
Paroisse de Saint Ambroise.
Anciens communards longtemps exilés à Londres, revanchards, les parents élèvent leurs enfants dans un esprit patriote, laïque et républicain. Contraints de déménager plusieurs fois, ils négligent la formation scolaire de leurs fils qui ne fait pas d'études secondaires, mais reςoit des leςons particulières d'un poète parnassien, Gaston de Raisme, proche de François Coppée. Plus tard, il parlera avec amertume de sa vie solitaire d'enfant tard venu un foyer en proie à de graves difficultés matérielles.
Mon enfance fut douce et je hais mon enfance.
1897-1902 Séjour à Saint-Pétersbourg, d'abord avec ses parents, puis seul, employé comme commis à la chancellerie du consulat de France. Il apprend le russe, découvre chez un libraire Corbière, Rimbaud, Lautréamont, Maeterlinck. Il fréquente les boîtes de nuit des Iles, les bals de l'ambassade, les maisons de prostitution, les cercles anarchistes où l'on complote contre le tsar au nom de Bakounine ou de Max Stirner. Cet exil de cinq ans dans une grand cité cosmopolite forme sa sensibilité: nostalgie tempérée d'humour, goût de l'exotisme et du merveilleux, compassion pour tous les déracinés.
1902 Retour en France pour le service militaire à Rouen. En raison d'une constitution peu robuste, Salmon est réformé après quelques mois.
1903-1907 Débuts littéraires. Un soir d'avril, dans une cave du quartier latin, sous le patronage de la revue La Plume, Salmon rencontre Guillaume Apollinaire, jeune poète alors inconnu, et quelques aînés déjà célèbres comme Alfred Jarry, Paul Fort, Mécislas Golberg, anarchiste polonais d'origine juive qui deviendra son mentor. Un premier groupe d'amis se forme: Edmond-Marie Poullain, peintre et graveur, le sculpteur catalan Manolo et les trois jeunes poètes, Apollinaire, Salmon, Nicolas Deniker qui bientôt fondent, avec Jean Mollet (dit le baron) une revue, Le Festin d'Esope dont le siège, 244 rue Saint Jacques n'est autre que la petite chambre louée par Salmon. Le soir, on se rend en bande à la Closerie des Lilas où une faune cosmopolite entoure les deux maîtres, Paul Fort et Jean Moréas. Employé dans une banque, Salmon donne sa démission en acceptant bravement les aléas de la vie bohême. Avec son ami le poète Maurice Chevrier, il suit à la Sorbonne les cours de Marcel Schwob sur François Villon auquel il voue un véritable culte. Un soir, au début de janvier 1905, Manolo conduit Salmon à Montmartre chez Picasso qui lui montre ses toiles récentes (époque bleue). D'emblée, il est conquis et le restera toute sa vie. Le lendemain, le peintre lui présente Max Jacob, son ami depuis 1901. Désormais, la porte de l'atelier de la rue Ravignan porte cette inscription à la craie bleue tracée par Picasso «Rendez-vous des poètes». Salmon vit d'expédients: confectionnant des couplets pour l'Assiette au Beurre, des romans à deux sous, ou des chanson populaires en collaboration avec Mac Orlan rencontré au Lapin Agile; avec Apollinaire, il écrit de petites pièces de théâtre, dans l'espoir chimérique de faire recette. En avril, il seconde Paul Fort fondateur de Vers et Prose et s'installe rue Boissonade dans les locaux de la revue dont les éditions publient son premier recueil Poèmes, reçu favorablement. Il s'agit d'un hommage et d'un adieu aux maîtres du symbolisme dont l'écriture est parodiée en des allégories fastueuses dénonçant les pouvoirs mortifères de l'esthétique idéaliste.
On meurt de faim en regardant tomber la neige.
Dans La Revue immoraliste paraissent les premières pages d'un récit poétique, Le Manuscrit trouvé dans un chapeau. Dans La Revue littéraire de Paris et de Champagne, Salmon exprime pour la première fois son admiration pour le génie de Picasso. Poète, conteur, critique d'art, dès 1905, il semble avoir trouvé sa voie. Avec Apollinaire, on le voit aux mardis de Rachilde dans les locaux du Mercure de France, revue la plus influente dans les milieux poétiques d'alors. Désir de prendre ses distances, impécuniosité chronique? Sans rompre avec Paul Fort, Salmon quitte le secrétariat de Vers et Prose et s'installe 3 rue Soufflot, en face du Panthéon. C'est là qu'il apprendra à fumer l'opium aux côtés de René Dalize, marin permissionnaire, ami d'Apollinaire, devenu le sien. Puis, en novembre, il accepte une place de régisseur dans les tournées Baret, ce qui lui permet de gagner quelque argent tout en partageant la vie d'une troupe ambulante fêtée dans toutes les grandes villes de France et des pays limitrophes. Belle occasion de voyager gratis, pour un poète qui aura toute sa vie la bougeotte.
1907-1908 Montmartre. Pour se rapprocher de Picasso, Salmon loue un deux-pièces, 36 rue Saint-Vincent, à l'angle du cimetière, non loin du Lapin Agile où il nouera de solides liens d'amitié avec des Montmartrois devenus célèbres, Francis Carco et Roland Dorgelèles. Aux éditions de Vers et Prose paraît son deuxième recueil Les Féeries, où il affirme allègrement les droits du poète à mêler le réel et l'imaginaire. Les pitoyables héros de la vie quotidienne, filles et marlous, voisinent avec des figures exotiques, clowns, écuyères, tsiganes, rois nègres, ou avec des personnnages venues de l'oeuvre de François Villon, de Goethe ou de Dostoiëwsky. Au Bateau-Lavoir, dondt il vient occuper un atelier vacant, Salmon suit, jour après jour, les métamorphoses d'un grand tableau qu'il baptisera Les Demoiselles d'Avignon. Un banquet est organisé en l'honneur du douanier Rousseau et l'on médite la leçon des statuettes africaines et océaniennes. Après de multiples liaisons éphémères, Salmon s'éprend de Jeanne Blazy-Escarpette, belle fleur du pavé parisien. Soucieux de s'établir, il entre à L'Intransigeant et travaille pour Le Soleil, inaugurant ainsi une longue carrière dans la presse parisienne.
1909-1914 Fin de la vie de bohême. Devenu journaliste, Salmon épouse Jeanne le 13 juillet 1909 en l'église Saint-Merry. À la lueur des lampions de la fête nationale, il a pris congé du passé.
Et ma jeunesse délicate/Surgit, cygne au col de carmin
Comme une belle aristocrate/Tenant sa tête dans ses mains.
Apollinaire, témoin du marié, dit en guise de toast le «Poème lu au mariage d'André Salmon» où il voit tout Paris pavoisé en l'honneur de son ami. Les jeunes époux s'installent rue Rousselet dans le VIIe arrondissement. Le troisième recueil lyrique de Salmon, Le Calumet (1910) mélange plusieurs esthétiques: le poète fumeur pratique l'écriture moderne de la simultanéité sous une forme d'apparence toute classique. S'étant fait connaître dès 1908 à L'Intran comme ardent défenseur de la peinture nouvelle, Salmon cède sa place à Apollinaire et fonde en 1910 à Paris-Journal «Le Courriers des ateliers» signé La Palette, qui fait pendant au «Courrier des Lettres» tenu par Alain-Fournier. Il emménage au 3, puis au 6, rue Joseph Bara; l'atmosphère fiévreuse de La Closerie des Lilas émigre vers les cafés cosmopolites de Montparnasse: le Dôme, La Rotonde. Le 1er juin 1911, il fait jouer à la salle Malakoff une revue de la vie littéraire mise en couplets, Garcon! . . . de quoi écrire!, applaudie du tout Paris. Dans ses Nouvelles de la République des Lettres, il s'en prend à l'unanimisme de Jules Romains et au futurisme de Marinetti. Des liens se nouent avec de jeunes peintres, Kisling et Pascin qui seront des amis indéfectibles. L'atelier de Kisling, 3 rue Joseph Bara, prend le relais du Bateau-Lavoir; on y voit Modigliani, Cendrars, Cocteau, Max Jacob . . . En 1912, paraissent deux livre majeurs: Tendres Canailles et La Jeune Peinture française. Le premier impose Salmon comme conteur. Le second ouvre la série des ouvrages de critique d'art. Centré sur le chapitre intitulé «Histoire anecdotique du cubisme» qui présente Picasso comme le héros de l'art nouveau, il fait le bilan de la production récente depuis le Fauves.
1914-1918 La guerre. Salmon vit au Gil Blas les dernières heures d'une encore belle époque, lorsqu'il apprend, en août, la mobilisation générale contre l'Allemagne de Guillaume II. Engagé volontaire, il fait ses classes au fort de Vincennes avant de rejoindre un bataillon de chasseurs à pied et de monter en ligne en Artois puis en Argonne. Il connaît les veilles épuisantes au créneau, les pieds gelés dans le boue des tranchées, les patrouilles où l'on rampe sac au dos parmi les cadavres de la veille sous les tirs croisés des deux lignes adverses; puis l'ambulance, les soins précaires à l'hôpital militaire, le dépôt d'éclopés, et enfin quelques jours de convalescence à Nice. De retour à Paris, il devient l'homme à tout faire du journal L'Éveil de Jacques Dhur. Il publie Le Chass'Bi (chasseur biffin=fantassin en argot), et Histoires de Bôches, bien dans le goût du jour. Il organise en juillet 1916 le Salon d'Antin chez le couturier Paul Poiret où l'on voit pour la premier fois Les Demoiselles d'Avignon de Picasso; il participe aux soirées de la rue Huygens où fraternisent peintres et poètes de l'art nouveau. La nouvelle tant attendue de l'armistice, le 11 novembre, est endeuillée par la mort de Guillaume Apollinaire, victime de la grippe espagnole. Un recueil de contes anciens, Monstres choisis, paraît en juillet 1918, à La Nouvelle Revue Française; l'ouvrage épuisé dès le mois d'août est aussitôt réédité. En excellents termes avec Jean Paulhan qu'il connaît depuis 1907, Salmon aura désormais ses entrées chez Gallimard.
1919-1921 L'âge d'or du nominalisme. Longtemps différés en raison de la guerre, des ouvrages achevés en 1914 paraissent coup sur coup: un recueil de contes, Moeurs de la famille Poivre, La Jeune Sculpture française, suite annoncée de la Jeune Peinture, et Le Manuscrit trouvé dans un chapeau orné de dessins par Picasso. Dans cette arlequinade, Salmon assemble des textes d'époques et de facture différentes. L'esthétique de la simultaniété que l'on appellera bientôt «le cubisme littéraire» régit l'ensemble. En janvier 1919, exalté par le souffle révolutionnaire venu de Russie, Salmon achève une épopée, Prikaz (décret en russe). Il s'agit d'un poème unique en seize fragments juxtaposés. Chacun envisage la révolution d'un point de vue spécifique, sans continuité narrative ni retour des personnages, ce qui rend l'oeuvre de Salmon bien différente des Douze d'Alexandre Blok auquel on l'a parfois comparée. Il n'est pas assuré des lendemains qui chantent, mais il célèbre l'illusion lyrique de tout un peuple ivre de liberté.
Les hommes auront vécu un jour selon leur coeur
Cette phrase que l'auteur de L'Espoir reprendra plusieurs fois à son compte lui vaudra la sympathie de jeunes gens peu soucieux de se soumettre à l'autorité d'André Breton: André Malraux, Pascal Pia, Florent Fels. Dans la postface de Prikaz, Salmon rejette le discours des valeurs et définit son «nominalisme» comme «l'acceptation d'un fait sur le plan merveilleux». Cette esthétique éclaire mainte affirmation de la Jeune Sculpture: l'oeuvre est unique, les écoles ne sont que des étiquettes à l'usage du public. Le nominalisme médiéval n'affirmait-il pas que l'homme est une abstraction, que seul existe l'individu, dans sa singularité? La fièvre créatrice se prolonge pendant les deux années suivantes. Salmon publie un nouveau volume de critique d'art, L'Art vivant, deux romans majeurs, La Négresse du Sacré-Coeur et L'Entrepreneur d'illuminations, trois recueils poétiques dans sa nouvelle manière, Le Livre et La Bouteille, L'Âge de l'Humanité et Peindre. Désormais, les combats d'avant-garde appartiennent au passé. Soutenus par la critique des poètes, les jeunes artistes ont triomphé de l'académisme et doivent maintenant se garder de tout poncif: vive Picasso, à bas le cubisme et tous les ismes! La Négresse, roman à clés dont les personnages sont Picasso, Max Jacob, Mac Orlan et Salmon lui-même, évoque avec nostalgie «le Montmartre de nos vingt ans». Montparnasse est en deuil; Modigliani est mort à l'hôpital de la Charité et sa compagne Jeanne ne lui a pas survécu. Rien ne sera jamais plus pareil.
Parti en guerre au coeur de l'été
Vainqueur au déclin de automne
Titubant d'avoir culbuté des tonnes
Et des tonnes
D'explosifs sur le vieil univers patiemment saboté,
Tu vas avoir quarante ans,
Tu as fait la guerre
Tu n'es plus l'homme de naguère
Et tu ne seras jamais l'homme que fut à cet âge ton père.
Salmon travaille pour L'Europe nouvelle et pour La Paix sociale, journal de gauche; le 13 avril 1919, il a participé à un défilé colossal, en faveur de Jaurès, le défenseur de la paix, assassiné à la veille de la mobilisation générale. L'Âge de l'Humanité, c'est pour le poète la quarantaine, c'est aussi l'ère du journal fondé par Jaurès, et c'est l'heure H pour notre espèce menacée de disparition. Peindre célèbre la geste des artistes depuis l'âge des cavernes, sans souci de chronologie, ni de palmarès; l'art, réincarné dans chacun d'entre eux, est susceptible de prolongements infinis en dépit de nombreux échecs, provisoires ou définitifs.
L'Art, c'est la pierre un jour jaillie
D'un bloc de feu
Qui ne tombe jamais, qui jamais ne se fixe, froide et qui s'irradie,
Si tu crois la saisir au compas de tes yeux.
Alors tes yeux seront la pierre
Froide jusqu'à ce que d'autres yeux
La saisissent pour mieux prolonger l'infini de sa course.
Que de génies éteints dans les foyers de la Grande Ourse!
Pessimiste en ce qui concerne l'histoire et plus encore la politique, Salmon croit aux promesses téméraires tenues par les jeunes artistes.
O mondes élargis de nos sages ivresses
O patries tirées du néant
O rue des Abbesses
O rue Ravignan.
En févier 1920, il a fait partie de l'équipe d'Action autour de Florent Fels, en mars il a présenté la première soirée Dada à Paris devant un public éberlué par les provocations de Tristan Tzara, et il a donné un poème à Littérature, la nouvelle revue d'André Breton, Philippe Soupsault et Louis Aragon. Appelé au journal Le Matin par Colette, il prend en charge la chronique judiciaire et assistera avec elle au procès Landru.
1922-1930 Le vertige des années folles. À Paris, sans participer à la vie mondaine qu'anime Jean Cocteau au Boeuf sur le Toit, Salmon n'en est pas moins pris dans un tourbillon d'activités dispersées. Bien sûr, ses rencontres quotidiennes dans le cafés, chez les peintres ou dans des galeries lui permettent de nourrir son livre Propos d'atelier, mais cela prend beaucoup de temps. Est-il victime de sa notoriété? On lui demande des préfaces à des expositions, des monographies pour des éditions d'art, aux Quatre chemins, aux Chroniques du jour ou chez Crès (Utrillo, Modigliani, Kisling, Henri Rousseau, Friesz, Chagall, Derain . . .). On ne compte plus les revues auxquelles il collabore. Auprès des artistes étrangers qui affluent à Montparnasse, il joue le rôle de consul des arts et lettres, obtenant un permis de séjour, un atelier, la prolongation d'une bourse d'études; et il trouve un premier emploi pour de jeunes poètes désargentés, Benjamin Péret ou Raymond Radiguet. Son portrait par Picasso, Modigliani, Marie Laurencin, Léopold Survage sert de frontispice à ses ouvrages; Derain a orné de bois gravés la réédition de son Calumet; la Négresse a concouru au prix Goncourt; Florent Fels, Georges Gabory, préfacent la réédition de Prikaz et du Manuscrit trouvé dans un chapeau chez Stock, dans la première collection en format de poche; ses anciens recueils sont repris chez Gallimard en édition collective: Créances, Carreaux. Tout va bien, sauf qu'il n'a plus le temps d'écrire. Appelé aux quatre coins de la France pour des procès de cours d'assises, il ne cesse de boucler et de déboucler sa valise. Son ami René Saunier l'a convaincu de tenter sa chance avec lui au théâtre. Le public applaudit Natchalo (scènes de la revolution russe), Deux hommes et une femme, Sang d'Espagne, jusqu'au jour où Salmon découvre que tout cela lui prend plus de temps que le journalisme. Deux petits romans sans grande prétention littéraire, parus chez Albin Michel en 1920, Bob et Bobette en ménage et C'est une belle fille, avaient déjà posé la question par la biais de la fiction: jusqu'où des personnages ambitieux peuvent-ils aller sans perdre leur âme? S'agit-il d'arrivisme ou d'autodestruction volontaire? De cette période de grande confusion émergent quelques oeuvres écrites plus pour soi et pour ses amis que pour la faveur du public, Archives du club des Onze, récit farfelu dédié à Max Jacob, avec un portrait de l'auteur par Derain, Une orgie à Saint-Pétersbourg, bref roman autobiographique, Vénus dans la balance, recueil orné d'une gravure de Pascin, et des petites plaquettes comme Tout l'or du monde, livres parus en édition rare, et non chez Gallimard. La revue Sagesse organise un banquet en l'honneur de Salmon, le soir même où Pascin se donne la mort. Un nouveau cercle d'amis se forme, qui inclura le poète Jean Follain, le peintre Alfred Gaspart et le sculpteur Volti.
1930-1936. La montée des périls. Dès 1930, de nouvelles difficultés apparaissent, d’ordre privé et public. Pris par ses occupations professionnelles, Salmon a toujours usé de l’opium avec modération ; il n’en est pas de même pour Jeanne, beaucoup plus dépendante. En 1933, il a réalisé un vieux rêve, en s’installant dans l’île Saint-Louis, 13 Quai d’Anjou. Quelques mois plus tard, il faut déménager : Jeanne était attirée par les eaux de la Seine. Salmon loue alors au premier étage, 73 rue Notre-Dame-des-Champs, sa dernière adresse parisienne à Montparnasse. L’argent rentre par une poche et ressort par l’autre. Le poète renoue avec l’usage des ouvrages alimentaires (Voyage au pays des voyantes en 1931). En février 1936, il donnera aux Noctambules un récital poétique d’une semaine, en alternance avec Francis Carco et Max Jacob. Le contexte international ne cesse de s’alourdir : crise économique, montée du fascisme et de l’antisémitisme. On accuse Salmon d’avoir soutenu les « métèques » (Picasso, Chagall, Kisling, Zadkine, Lipchitz…) et d’avoir favorisé « le complot juif ». Les émeutes du 6 février 1934 lui montrent la faiblesse de l’ordre républicain compromis par une série de scandales, et l’alliance du petit peuple parisien avec les ligues d’extrême droite. Son recueil Saint André, publié chez Gallimard en 1936, exprime son désarroi. Il voit d’un côté des idéologies qu’il juge funestes et de l’autre un personnel politique incapable de défendre les valeurs de la démocratie à laquelle il reste attaché malgré tout, par principe.
En foi de quoi j’ai bien l’honneur
Monseigneur
D’être votre rebelle obéissant
Lui-même n’a plus de foi qu’en la poésie:
À tout un univers libre d’horribles liens
Le verbe ouvre la porte.
Le centre de la vie littéraire s’est déplacé de Montparnasse à Saint-Germain-des-Prés. À la brasserie Lipp, Salmon préside le jury du Prix Cazes attribué pour la première fois en 1935 à Roger Vitrac
1936-1949 Le poète dans la mêlée. Depuis 1928, Salmon est entré au Petit Parisien comme chroniqueur judiciaire ; pendant trois ans (1932-34), il a « couvert » le Tour de France. Le directeur du journal Élie-Joseph Bois envoie deux reporters sur le front de la guerre en Espagne, Andrée Viollis du côté des républicains, Salmon du côté des franquistes. Favorable à la politique de neutralité de Léon Blum, il est hostile à la guerre civile ; tout ce qu’il voit, bombardements, exécutions sommaires, violations de sépulture, lui fait horreur. Le 14 août, à Salamanque, il a interviewé Miguel de Unamuno, grand écrivain contestataire, rallié tardivement au fascisme, qui se suicidera quelques jours plus tard. Cela provoque à gauche un tollé général. Lorsque Franco triomphe, Salmon réclame l’amnistie immédiate pour tous les républicains. Ses articles sont censurés. De retour à Paris, il s’explique avec Picasso qui le comprend sans l’approuver. Après l’Anschluss, il lance en juin 1938 dans Le Petit Parisien une chronique intitulée « Autriche martyre » où il dénonce « un système méthodique d’élimination des Juifs ». En janvier 1940, il est envoyé comme correspondant de guerre à Beyrouth. Au Liban, en Syrie, il découvre des paysages bibliques, d’antiques vestiges et se laisse prendre au charme incomparable du désert. Il apprend, la mort dans l’âme, la défaite de son pays, et il écoute le discours du maréchal Pétain faisant don de sa personne à la France. Coupé de tout moyen de communication et ne recevant plus aucun subside de son journal, il débarque à Marseille en octobre et passe par Vichy pour obtenir le droit d’entrer en zone occupée. Il retrouve enfin Jeanne dont il était sans nouvelles depuis des mois : abandonnée de tous, elle est partie en exode avec les bagages du Petit Parisien ; rentrée à Paris, elle a survécu dans un état lamentable. Le compte en banque est vide et Salmon n’hésite pas : il se rend au Petit Parisien. Il n’y trouve pas son ami Élie-Joseph Bois, exilé à Londres, mais une nouvelle équipe disposée à utiliser sa signature au mieux de ses intérêts. Les difficultés rencontrées iront au-delà de tout ce qu’il imaginait. L’extrême droite, qui ne lui pardonne pas d’avoir soutenu l’art « dégénéré » et qui n’a rien oublié de ses articles de 1938, le dénonce comme juif. Il faut subir les perquisitions à domicile et les interrogatoires de police. Au journal, on ne lui confie que des échos sans intérêt après qu’un article sur la légion des volontaires français contre le bolchevisme, jugé trop timoré pour satisfaire la censure, a dû être réécrit par une plume moins nuancée. Il vit reclus chez lui, tous volets clos, écrit des vers (Odeur de poésie, 1944) et commence à rédiger ses souvenirs. En hiver, l’appartement est glacial et Jeanne manque de mourir d’une pneumonie. Salmon a-t-il été un agent double comme certains l’ont affirmé ? Tout ce qu’on peut dire c’est que sa position dans la presse lui a donné les mains libres : il « passe en douce » des articles de son vieil ami Arnyvelde (anagramme d’André Lévy) ; en l’absence de Kisling exilé à New-York, il cambriole son atelier pour mettre à l’ombre ses tableaux menacés de saisie par l’occupant ; il fournit un alibi à un résistant poseur de bombes pris par la gestapo. Quand il s’avère que Max Jacob n’est plus en sécurité à Saint-Benoît-sur-Loire, il lui propose de le cacher chez lui, rue Notre-Dame-des-Champs. Max refuse. Dans le train qui le mène vers Drancy, il griffonnera un appel au secours. Avec Jean Cocteau et Sacha Guitry qui ont reçu le même signal de détresse, Salmon tente de le faire libérer. Quand l’ordre d’élargissement arrive, il est trop tard : Max est mort le 5 mars 1944, d’une congestion pulmonaire. Après la Libération, Salmon est logiquement mis en cause pour sa participation à un journal de la zone occupée ; il est condamné à la peine minimale utilisée pour les cas ambigus : cinq ans d’indignité nationale, ce qui lui interdit de signer de son nom le moindre papier. Il survivra en se servant de pseudonymes et sera secouru par ses amis les plus fidèles, Edmond-Marie Poullain, lui-même grand résistant, Pierre Mac Orlan dont la position (anticommuniste et antinazie) a été très proche de la sienne, et Léon-Paul Fargue à demi paralysé qui l'utilise comme collaborateur. Le 1er janvier 1949, Jeanne meurt à l’hôpital Saint-Joseph.
1949-1969 Vie nouvelle. À la brasserie Lipp, Henri Philippon a présenté à Salmon Léo, l’ancienne compagne de Roger Vitrac. Très élégante (elle a été mannequin chez Paul Poiret), pleine d’esprit, elle lui rend le goût de vivre. Il l’épouse le 29 octobre 1953, à la mairie du VIe arrondissement. Le 18 novembre 1951, il s’est réconcilié avec Picasso, le soir de la première de la pièce de Brecht, Mère Courage, dans la loge de Germaine Montero. En 1959, un grand banquet fête, à la Coupole, les quarante ans de Prikaz. En novembre 1961, Salmon quitte définitivement Paris pour Sanary où il a fait construire en 1937 une petite maison, La Hune, pour se rapprocher de Kisling dont la villa La Baie occupe un terrain mitoyen. Sa terrasse devient le rendez-vous des amis. La femme du peintre Edouard Pignon, Hélène Parmelin, liée à Picasso, organise des rencontres entre les deux artistes, bientôt octogénaires. En 1963, Salmon est élu conseiller municipal à Sanary sur une liste de gauche. En 1964, il reçoit le grand prix de poésie de l’Académie française et Jean Paulhan lui rend un bel hommage sous la coupole. Délivré des servitudes du journalisme, il écrit des poèmes pour le plaisir. Paraissent chez Gallimard en 1952, Les Étoiles dans l’encrier et en 1957 chez Pierre Seghers, Vocalises. Il se consacre aussi à son œuvre de mémorialiste, publiant après L’Air de la Butte, Montparnasse et Rive Gauche, trois tomes de Souvenirs sans fin. En 1959, son petit neveu, Jean-Jacques Pauvert, édite La Terreur noire, chronique du mouvement anarchiste, et en 1968, un dernier roman fantaisiste, Le Monocle à deux coups. La Vie passionnée de Modigliani, grand succès de librairie, traduite en de nombreuses langues, permet de mettre du beurre dans les épinards. En 1967, Salmon devient commandeur dans l’Ordre des Arts et Lettres. Il meurt le 12 mars dans sa maison de Provence, auprès de Léo qui lui a offert vingt années de bonheur. Il laisse inédits son journal de voyage en Orient, Les Échelles du Levant, un quatrième tome de Souvenirs sans fin concernant son enfance, et un troisième recueil collectif Charbons qui devait faire suite à Créances et Carreaux.